AboCriminalité en Suisse
Comment des mineurs sont embrigadés dans le trafic de drogue
Un important réseau vient d’être démantelé en Valais. Un tiers de ses membres étaient mineurs, issus notamment d’un quartier défavorisé de Sierre. Enquête sur un phénomène global.

La cité Aldrin, à l’ouest de Sierre, a été le berceau d’un réseau de trafiquants pendant trois ans.
Chantal Dervey
- Un réseau de drogue s’est développé à Sierre pendant trois ans.
- Un tiers des membres enrôlés étaient des mineurs.
- Globalement, de plus en plus de jeunes tombent dans le trafic de drogue.
- La violence des bandes organisées est inédite et se développe partout en Suisse.
«On remarque une présence plus accrue des jeunes dans le trafic de drogue, principalement dans les produits cannabiques, alors que ce phénomène était presque inexistant il y a cinq ans.» Patrick Tissières est le chef de la section stupéfiants de la police cantonale valaisanne. Ses enquêteurs ont démantelé un important réseau de trafiquants qui a œuvré pendant trois ans, à Sierre, pour écouler au moins une demi-tonne de cannabis et deux kilos de cocaïne. C’est l’opération «Cité Aldrin», du nom du quartier où le réseau a tissé sa toile.
Le butin est estimé à plus de 4 millions de francs, engrangé au prix de sévices physiques, de menaces, de chantages et d’extorsions au sein même de la structure. Outre l’envergure et la violence du réseau, Patrick Tissières pointe l’un des éléments les plus inquiétants de cette affaire: un tiers des quelque trente trafiquants arrêtés sont des mineurs.
Un gamin de 13 ans a notamment été enrôlé. «Les jeunes impliqués connaissaient les personnes qui les ont engagés», explique Patrick Tissières. Ce qui, cyniquement, constitue une bonne nouvelle. «Le jour où le trafic ne se développe plus localement et que des tiers de l’étranger sont mandatés pour développer le réseau, on entrera dans une nouvelle dimension», prévient le capitaine. Pour l’heure, les membres de l’organisation – 40% de Suisses et 60% d’étrangers – évoluent tous dans la région sierroise.
Des mineurs brutalisés et violents
Pour une poignée de billets – des centaines de francs tout au plus – ces mineurs deviennent guetteurs, c’est-à-dire qu’ils donnent l’alerte en cas de présence policière, vendeurs ou transporteurs. «Ce sont des petites mains.» Qui s’expriment, eux aussi, avec leurs poings. «Ils étaient mis sous pression pour engranger toujours plus de profits. Ils sont sanctionnés physiquement par leur hiérarchie et usent eux-mêmes de la violence sur leurs pairs», appuie Patrick Tissières. Malgré ses vingt ans de carrière dans le milieu des stupéfiants, il parle d’une situation sans précédent.
Au sein du réseau, la brutalité devient identitaire. «Ils agissent de la sorte pour exister. Il faut être fort et méchant pour être respecté.»
Les enquêteurs dressent alors un parallèle avec la violence qui gangrène les banlieues dans l’Hexagone. À raison, selon Stéphane Quéré, criminologue et enseignant à l’université Paris II. «Cette bande criminelle de Sierre a la même structure qu’un gang des banlieues françaises. Cela ne me surprend qu’à première vue. En France, les bandes organisées ne sont pas seulement présentes dans les grandes villes comme Marseille, elles sont également actives dans les petites villes ou à la campagne», note l’expert. Sierre, elle, compte quelque 18’000 habitants.
Stéphane Quéré confirme au passage les inquiétudes des enquêteurs suisses. Au sein de ces bandes organisées, «la violence interne est très répandue et les membres sont de plus en plus jeunes». De l’autre côté de la frontière, observe le criminologue, des enfants de 8 ans sont enrôlés comme guetteurs.
Un phénomène que les forces de l’ordre valaisannes espèrent endiguer. «Sierre n’est pas Marseille et ne doit surtout pas le devenir», prévenait, en début de semaine, le commandant de la police cantonale, Christian Varone. Reste que dans la cité Aldrin, où vivent une partie des trafiquants majeurs et mineurs, précarité et insécurité sont des pousse-au-crime.
Des vols en pleine nuit
Le quartier sierrois en question, excentré, se concentre autour de quatre tours d’habitation aussi colossales que vétustes. Ici, la précarité s’exprime jusque dans la peinture écaillée.
Sur le parking, on croise Nicole*. Infirmière indépendante, pleine de vie, elle se rend dans la cité deux fois par jour depuis dix ans. «C’est un quartier difficile, je ne viens pas la nuit et je ferme toujours ma voiture parce qu’il y a des médicaments à l’intérieur», explique-t-elle avant de nous inviter chez son patient. Direction l’ascenseur, où il n’est pas rare «de retrouver des poubelles ou des crachats».
Dans un petit appartement près du sommet de la tour, Jacques* se redresse sur son lit. Hémiplégique, l’homme se déplace difficilement sans aide. Par le passé, des individus du quartier lui ont volé sa chaise roulante électrique. La police l’a retrouvée à 10 kilomètres de la cité.
Plus récemment, «des personnes sont entrées chez lui pendant la nuit pour lui dérober de l’argent et de la nourriture dans le frigo, soupire Nicole. C’est vraiment dégueulasse.» La serrure sera changée au lendemain de notre visite. «Dans l’intervalle, on cache toutes les denrées comme les yogourts, le jus de fruits, le café et les cigarettes.» Jacques, lui, ne se morfond pas. Résilient, il résume: «C’est déjà bien d’avoir un toit au-dessus de la tête.»
Le climat ambiant empoisonne la vie du quartier. «Les gens qui ont le choix ne restent pas», lâche l’infirmière. Une famille de réfugiés syriens, coincés à six dans un appartement trop petit, rêve d’ailleurs. «On ne se sent pas en sécurité, nous vivons la porte fermée», disent-ils.
Dans la cité Aldrin, aucun de nos interlocuteurs n’a été un témoin direct du trafic de stupéfiants. Mais tous le devinent. Un homme souligne l’odeur du cannabis et comment, l’été, sa famille vit les fenêtres fermées. Une femme, croisée à l’entrée du quartier, évoque «un gamin coursé par la police qui s’est volatilisé dans l’immeuble». À quelques mètres de là, une voisine confie faire un détour, le soir, pour éviter «les attroupements de jeunes au pied des immeubles».
Un sentiment d’impunité nourri par les adultes
Si, à l’image du réseau sierrois, des adolescents se retrouvent en première ligne, c’est que cette main-d’œuvre ne coûte rien ou presque. Surtout, ils sont malléables et leur quasi-immunité sur le plan pénal devient un argument d’embauche.
En dessous de 15 ans, la menace d’une détention préventive en centre éducatif fermé devient caduque. Et selon l’âge, la punition peut se résumer à des heures de lectures en bibliothèque. «Les sanctions ont une valeur éducative et sont effectivement bien plus légères que celles réservées aux adultes», souligne Patrick Tissières.
Face à ce constat, le sentiment d’impunité, semé par les têtes de réseaux, germe dans les esprits encore dociles. Et le mécanisme fonctionne. Si la police ne divulgue pas de chiffres sur la présence de plus en plus marquée des jeunes dans ces structures, le rapport annuel des tribunaux valaisans donne un éclairage. Entre 2022 et 2023, les infractions liées à la loi sur les stupéfiants ont augmenté de 23% chez les mineurs.
L’Office fédéral de police (Fedpol) confirme la tendance sur le plan national. «L’implication des jeunes est croissante dans le trafic de drogue.» Ce phénomène, couplé à une montée de la violence, ne se cantonne donc pas au Valais et à la cité Aldrin. Il s’impose partout en Suisse.
Des réseaux français déjà implantés
L’affaire de Sierre témoigne d’une réalité encore peu visible sur le territoire national. «Nous enregistrons les premiers signes que la situation du trafic de drogue en Suisse devient plus agressive», note Alain Ribaux, conseiller d’État neuchâtelois et coprésident de la Conférence des directeurs cantonaux de justice et police.
Un constat qui s’inscrit en filigrane de la situation européenne, où des quantités records de cocaïne et de cannabis en provenance d’Amérique latine sont introduites sur le continent. Une contrebande qui draine avec elle un niveau de violence jamais atteint. Pour l’heure, les Pays-Bas, la Belgique et la France sont particulièrement touchés.
«Nous enregistrons les premiers signes que la situation du trafic de drogue en Suisse devient plus agressive», note Alain Ribaux, conseiller d’État neuchâtelois et coprésident de la Conférence des directeurs cantonaux de justice et police.
KEYSTONE
La Suisse ne fait pas totalement exception. Si le pays «ne connaît pas encore un niveau de violence comparable, une augmentation progressive est observée», indique l’Office fédéral de la police (Fedpol), qui rappelle que ces réseaux opèrent de manière souterraine et partout sur le territoire. «Les organisations criminelles s’efforcent généralement de ne pas attirer l’attention des autorités, ce qui limite les affrontements visibles. Toutefois, des conflits existent en arrière-plan et des violences mortelles ont déjà eu lieu, comme à Grandson (VD) en 2020.»
Il y a quatre ans, une guerre de gangs avait opposé deux bandes rivales de La Chaux-de-Fonds et de Bienne. Sur le modèle des frappes françaises, les jeunes hommes exhibaient armes, drogues et argent sur les réseaux sociaux. Les affrontements entre les groupes ont conduit à la mort d’un Loclois de 20 ans.
À l’instar des trafiquants de la cité Aldrin, la plupart des structures sont aujourd’hui tissées localement, mais certaines entretiennent «un lien avec des organisations criminelles transnationales», renseigne Fedpol.
Plus dangereux encore, des réseaux français se sont d’ores et déjà implantés en Suisse, tressant plusieurs ramifications. «En particulier en Romandie, mais ils opèrent jusque dans la région zurichoise.»
La Suisse doit-elle craindre une escalade de violence liée aux narcotrafiquants? «Une prise de conscience tardive peut mener à une situation hors de contrôle», note l’Office fédéral, qui travaille «activement à prévenir une telle escalade». Mais de son propre aveu, «une évolution vers une criminalité plus violente ne peut être exclue à l’avenir».
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