Reportage en Valais chez la bergère Claire Jeannerat

Une journaliste de la rédaction l’a repérée sur Instagram. Une famille de bergers, en Valais, vit en harmonie avec moutons, chèvres, chiens, chevaux, et raconte son quotidien. Enthousiastes, nous avions plein de questions à lui poser: comment s’occuper de ces centaines d’animaux au quotidien? Comment concilier la gestion des troupeaux avec une vie de famille? Comment l’amour survit-il aux périodes de transhumance et à la séparation cinq mois par année?

Quand je l’appelle, Claire Jeannerat accepte tout de suite une rencontre, tout en me disant: «La chaîne franco-allemande Arte vient nous filmer en vue d’un reportage, il faut venir un peu plus tard.» Rendez-vous est pris néanmoins et, le jour J, nous partons avec le photographe à six heures du matin direction Mollens, un village au-dessus de Sierre. En plaine, le stratus se devine, encore caché par la nuit, et quand nous arrivons à destination, le soleil n’est pas encore levé. Les montagnes sont si étincelantes de blancheur qu’elles éclairent le jour naissant, on se dit à ce moment-là qu’on fait vraiment un beau métier.

500 moutons, 15 chiens

À Mollens, Claire vient nous chercher sur le pas de la porte de sa maison, la brosse à dents à la main. Il n’est pas encore 8 heures, les enfants viennent de partir, on les croisera à l’arrêt de bus, 100 ​mètres plus loin, trois silhouettes aux chevelures de feu comme leur mère, emmitouflés dans leurs écharpes et leurs doudounes. Nous partons en véhicule tout-terrain à la ferme où Damien, le mari de Claire, nous attend. «Les moutons sont en période d’hivernage à cette saison, nous explique-t-elle, la période de transhumance commence en juin.» Puis elle précise: «Nous avons une dizaine de patous qui gardent les troupeaux, j’espère que vous n’avez pas peur des chiens?» Si, en fait, pense-t-on avec le photographe, mais on se retient. «Pour les premiers contacts, la règle d’or avec les chiens de protection des alpages consiste à ne pas les regarder tout de suite dans les yeux, à ne pas leur tourner le dos, à ne pas avoir peur.» On se dit un moment qu’on va rester dans la voiture, à privilégier le contact avec le monde animal derrière les vitres.

Claire, de son côté bavarde, tout en conduisant le gros véhicule d’une main experte sur des chemins de plus en plus pentus et défoncés, elle sort de la voiture à de nombreuses reprises pour ouvrir et fermer les barrières, en disant: «Oui c’est fatigant, mais heureusement j’ai trois enfants qui me donnent un coup de main.»

La ferme se trouve dans un creux de terrain à l’ombre, surplombant la vallée, avec les sommets qui renvoient des reflets givrés. Y vivent 500 moutons, dont on entend les bêlements. Les chiens, des bergers de Maremme et Abruzzes (ou patous), se précipitent autour de nous, 45 ​kilos sous de longs poils blancs. Pas d’agressivité comme nous l’avions craint, mais plutôt une sorte d’énergie primitive qui nous contamine. Il ne faut pas beaucoup plus de cinq minutes, au milieu de cet environnement, pour imaginer tout quitter et changer de vie. Damien a le regard de celui qui respire au grand air et scrute les couleurs du ciel, Claire nous fait envie: «On vit avec la nature. Les saisons nous influencent plus fortement, évidemment. Actuellement, on hiberne un peu aussi. Les journées sont très rythmées. Il faut nourrir les animaux tôt le matin et le soir avant la nuit. Les moutons restent ici, ils vivent avec les chiens 365 ​jours par année. C’est leur famille; il arrive que les chiens nourrissent les moutons avec leur lait.»

Le photographe se met au travail, les patous lui sautent dessus, tournent autour de son sac, s’amusent avec les lanières de son appareil photo, il balise un peu. À l’intérieur, pareil: difficile pour lui de faire son travail, quand des moutons lui tirent les cheveux et lui lèchent le visage. Pour Claire, l’affection des bêtes fait partie de son quotidien. «Certes, c’est une charge émotionnelle de s’occuper des animaux. Toutes ces âmes dépendent de nous. Leur énergie m’apaise. Le pastoralisme signifie que notre devoir est de faire en sorte que les animaux aillent bien. Je souffre quand certains sont malades ou meurent. En octobre, j’ai perdu une de mes meilleures chèvres, je l’ai cherchée, cherchée, partout dans la montagne. Quand je l’ai retrouvée morte, dans une tempête de neige, j’étais brisée. Quand tout roule, ça veut dire à mes yeux que je suis une bonne personne. Ça me rassure.»

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Claire Jeannerat et son mari Damien, dans leur ferme en Valais. Une dizaine de bergers de Maremme et des Abruzzes veillent sur le troupeau 365 jours par année. Ces patous sont indispensables pour protéger les moutons des loups. Ces derniers sont à l’affût des failles dans le système de protection de la meute.

© PIERRE DAENDLIKER

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Claire Jeannerat a un profond attachement pour ses bêtes. Le pastoralisme consiste à veiller sur ces âmes. Elle donne des noms à ses chèvres, qui correspondent aux conditions de leur naissance ou au rôle qu’elles jouent dans le troupeau.

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La famille au centre

Puis, autour d’un café, au chaud, on revient sur son parcours. Claire, 44 ​ans, vient du sud de l’Angleterre, de cette région où l’herbe est tendre et où l’horizon tend vers la mer. Rien à voir avec l’âpreté des barrières montagneuses valaisannes. Née dans une famille d’agriculteurs, elle se destine à travailler dans l’hôtellerie. Elle arrive en Suisse pour suivre une formation à l’École des Roches, et imagine parcourir le monde, sautant de continent en continent. Elle tombe frapadingue de Damien, qui le lui rend bien. Voilà que l’amour lui coupe les ailes? «Non, au contraire, ça a changé mon destin. Je suis partie travailler à Bruxelles pendant deux ans, mais c’était trop dur de vivre sans Damien. J’ai senti que je voulais et que je devais être à ses côtés.» Lui est paysagiste, il crée sa petite entreprise et, par-ci par-là, entretient des parcelles et des pâturages. Il se dit que moutons et chèvres s’en occuperaient au moins aussi bien que lui et trouve dommage ce gaspillage d’herbe dont on ne fait rien. Ils décident tous deux de se lancer dans l’aventure, animés en outre par la conviction que le contact avec les animaux est un moment de grâce, utile à la préservation de la nature.

«Notre gagne-pain principal tourne autour de l’entretien des parcelles. Ça protège de la surcharge de plantes. Il y a par exemple moins d’avalanches quand l’herbe est broutée par les bêtes. On fait bien sûr aussi de la viande avec les agneaux. On les amène dans un abattoir artisanal, ils arrivent à 5 heures du matin, et à 7 heures c’est terminé. Ça se fait dans le respect et l’humanité. Ils ne souffrent pas trop, même si j’ai de la peine à les accompagner. On vend notre viande à des boucheries d’ici et à un restaurant étoilé. En partenariat avec l’association Woolis, on aimerait aussi proposer de la laine, mais pour l’instant c’est beaucoup de travail pour presque rien, 1 kilo de laine se vend 30 centimes, vous imaginez?»

En 2007, Claire et Damien se marient, veulent des enfants. «J’ai fait plusieurs fausses couches, c’était une période très dure. On voulait vraiment créer un nid.» Finalement les enfants arrivent. «Une belle revanche sur ceux qui nous disaient que ce n’était pas possible, sourit-elle. C’est pour ça qu’on est une famille unie, parce que ce n’était pas gagné.» Isaac, 12 ​ans, Amélie, 8 ​ans, et Léo, 6 ​ans, partagent parfois leur salle de bain avec de jeunes moutons nourris au biberon.

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Autour d’un café, au chaud, Claire Jeannerat évoque son parcours, du sud de l’Angleterre, où elle est née, jusqu’en Valais, où elle a suivi une formation à l’École des Roches et a rencontré Damien, son mari. Ils ont trois enfants: Isaac, Amélie et Léo. La construction de la ferme date de 2020.

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Claire Jeannerat et deux de ses patous.

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La transhumance, une vraie séparation

Le rythme familial est dicté par la gestion des troupeaux. Dès le mois de juin et jusqu’à la mi-octobre, les moutons partent en transhumance avec Damien. À pied, le berger traverse la vallée avec ses 500 bêtes de Crans-Montana jusqu’à Vercorin et Orzival, parcourant une trentaine de kilomètres, puis s’installe pendant près de cinq mois dans une cabane d’alpage, sans eau ni électricité, avec ses chiens. Les loups rôdent en permanence. «Cet été, il y en avait deux, ils venaient quatre fois par semaine, la nuit. Ils cherchaient une faille dans la surveillance des chiens afin d’attaquer le troupeau. Ils ont failli réussir. Depuis que nous avons commencé ce travail, nous avons perdu deux moutons qui s’étaient égarés. Il faut apprendre à vivre avec ce risque, avec les chiens qui, eux, protègent le bétail des prédateurs.» Pendant que Damien crapahute sur les versants des sommets, Claire s’occupe de tout le reste. Les enfants, le quotidien, ses chèvres, vaches, chevaux. La vie, quoi. «Je reste ici. Le départ de Damien me brise le cœur, au début. Et, en juin, il y a l’école, les spectacles de fin d’année scolaire, vivre seule est loin d’être évident. Quand mon mari redescend, je me suis habituée à être indépendante, et c’est tout aussi difficile de retrouver les habitudes d’avant la transhumance. Par exemple, on parle anglais à table en son absence, et à son retour il nous dit: «Allez, maintenant on repasse au français.»

Les chèvres de Claire aussi partent dans l’alpage, à Pleine Morte, à plus de 3000 ​mètres d’altitude. «Je prépare les enfants pour l’école, je cours dans la montagne vérifier que tout va bien pour les bêtes, je redescends pour le repas de midi, je remonte à l’alpage. Tout est chronométré avec l’horaire des enfants.» Justement, on est en retard pour aller voir les chèvres. Claire les a nourries la veille déjà, en prévision de notre rencontre. Quand on arrive, le troupeau a disparu. Broutent tranquillement les chevaux que Claire a recueillis et les vaches des Highlands, qui se dessinent en masses rousses et cornues sur le fond de vallée. On se met tous à courir à flanc de montagne pour aller chercher le troupeau. «Physiquement, c’est un métier très éprouvant, raconte Claire en sautant sans difficulté de promontoire en promontoire. On marche en permanence, il faut poser les barrières, porter les filets, en tout cas, je n’ai pas le temps de grossir… Au printemps en particulier. On est contents que les animaux sortent et se déplacent mais il faut trouver de l’herbe, la vie nomade commence.»

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Claire s’occupe d’une centaine de chèvres. En hiver, elles sont sédentaires, et dès le printemps, la vie nomade commence. Pendant l’estivage, elles passent cinq mois à 3000 mètres. Elles viennent de casser l’enclos où elles stationnent et Claire est contrainte d’aller les récupérer en haut du village.

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Le travail quotidien de Claire est physiquement fatigant. Il faut beaucoup marcher, porter du matériel lourd et souvent réparer les barrières des enclos. Ici, les chèvres se sont échappées et il s’agit de fermer le pâturage.

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On joue les chevrières et chevriers

Eh oui, en effet, la montée à travers les bois et les sentiers terreux est sportive. Les chèvres ont cassé l’enclos, se baladent sur les hauts du village, mangent les feuilles des arbustes, impossible de les réorienter vers le pâturage. Avec le photographe, on harangue les animaux, en queue de cortège. Claire dégage une indéniable autorité. «Oui, il faut parler d’une voix forte, montrer qu’on est la cheffe, sinon les chèvres n’en font qu’à leur tête.» La plupart ont des prénoms, liés à leur arrivée dans la vie de la famille Jeannerat. Shrimp, parce qu’elle ressemblait à une crevette à la naissance, Elando, le grand mâle que Claire a sauvé, Ednac, baptisée ainsi par une visiteuse gravement atteinte dans sa santé et qui lui a donné le nom de sa mère.

Ensuite, il faut encore repérer le trou dans l’enclos, réparer les barrières, il est presque 11 ​h ​30, le moment de rentrer s’occuper des enfants. Comment ces derniers apprécient-ils cette vie de famille de bergers? «Les enfants aiment les bêtes, ils y sont attachés. Ils souffrent quand leur père part en transhumance, mais ils apprennent aussi à se responsabiliser. Isaac, l’aîné, fait parfois à manger, il s’occupe des vaches.» Les Jeannerat ne roulent pas sur l’or non plus. «Par moments, ça va; d’autres, c’est plus compliqué.» Et les vacances restent rares. La dernière fois, c’était il y a sept ans. Mais Claire, entourée de ses chèvres au moment de les quitter, le rappelle. «J’ai ma belle-mère qui m’aide énormément, et des amis qui m’aident à déplacer les animaux. Si c’était à refaire, je referais exactement pareil.»

Theswissshepherdess, le journal de Claire

Claire Jeannerat a commencé à raconter le quotidien de sa famille sur Instagram. Le compte est suivi par 22’000 personnes. Des gens d’Angleterre viennent les voir, après avoir suivi les transhumances des bêtes ou la naissance des agneaux.

Moutons et chèvres en chiffres

En Suisse, le mouton est en premier lieu élevé pour sa viande, bien que la fonction d’entretien des paysages gagne de plus en plus d’importance. Sur un total de 420’000 animaux dans notre pays, seulement 20’000 sont dédiés à la production de lait. On notera qu’environ la moitié des moutons suisses (200’000 animaux) rejoignent les alpages durant l’été. Les grands troupeaux accompagnés de bergers sont surtout présents dans les Grisons, le Bas-Valais, les cantons de Vaud et d’Uri.
On compte aujourd’hui environ 87’000 chèvres, et la tendance des dernières années est à la hausse. Elles sont généralement détenues dans les régions de montagne.

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