Littérature romande: Corinna Bille: nul n’est prophète en son pays


Corinna Bille: nul n’est prophète en son pays

Corinna Bille à l’aube des années 50: un certain regard.

«Corinne quoi?» ou bien: «Ah, elle a gagné un prix?» voilà ce qu’on entend souvent chez les jeunes générations ou dans les milieux non experts quand on prononce le nom de Corinna Bille. Pourtant, on parle bien de la seule Romande à avoir remporté le Goncourt de la nouvelle, en 1975. Loin d’être datée, ou «régionaliste», comme on a pu l’entendre, son œuvre porte la marque d’une personnalité audacieuse, pionnière et très originale. Plantés au cœur de la nature suisse, ses écrits aux couleurs baroques et fantastiques détonnent autant dans le paysage romand que dans le monde plus vaste de la littérature francophone.

Manque de visibilité

«Elle mérite largement une plus grande reconnaissance», estime Caroline Couteau, directrice des Éditions Zoé à Genève. «Je l’ai présentée aux libraires Gallimard à Paris, ils étaient émerveillés.»

Femme libre dans ses mœurs comme dans ses écrits, peignant un végétalisme passionné, Corinna Bille était en avance sur son temps. Ainsi, son rayonnement a été étouffé par un certain Valais conservateur et une Suisse relativement indifférente à la production locale (voir encadré). Il devient urgent de la redécouvrir, de l’enseigner et de l’exposer – pas moins de 450 boîtes contenant des milliers de photographies, des manuscrits et des peintures dorment actuellement aux archives nationales à Berne.

Enfance de conte de fées

Corinna Bille grandit au «Paradou» à Sierre, un château aux décors baroques que fait construire son père, le peintre Edmond Bille, connu pour avoir réalisé les vitraux de la cathédrale de Lausanne. Le mariage de l’artiste, grand seigneur excentrique, avec sa gouvernante Catherine Tapparel, jeune paysanne, provoque le scandale. «Il aurait mieux fait de choisir une femme de bordel», dit-on dans la région. Corinna Bille naît de cette union marginale et peut laisser libre cours à toutes ses fantaisies au milieu d’une fratrie nombreuse et des artistes célèbres qui défilent au château. En hiver, on se réunit sur le traîneau familial qui glisse entre les sapins noirs, emmitouflés dans des peaux de bêtes.

Une artiste chez les religieuses

De cette enfance si originale, Corinna Bille tirera un style baroque, ciselé et chatoyant. Une liberté aussi, qui l’opposera aux mœurs catholiques du Valais de l’époque. Les religieuses enseignant à l’école primaire, indignées par la vie de son père «qui peignait des nus», interdisent aux autres fillettes de lui parler. «Elles ont dit que j’étais la pomme pourrie de la classe», écrit-elle dans son autobiographie. Une expérience qui nourrira «Emerentia 1713», relatant le drame d’une petite fille accusée de sorcellerie. «Corinna Bille dénonce jusque dans son dernier texte ce que la religion a produit comme interdits mortifères, en particulier pour les femmes, et la diabolisation dont elles ont été les victimes», souligne Sylviane Dupuis, chargée de cours honoraire de littérature romande à l’Université de Genève.

Corinna Bille jeune fille: «Elles ont dit que j’étais la pomme pourrie de la classe».

À 16 ans, l’auteure découvre sa vocation. «Ce fut une nuit dans mon lit de fer laqué blanc d’adolescente que je décidai de devenir écrivain avec une intensité de ferveur et de foi dignes d’une veillée d’armes.» Mais en 1928, soit quarante-trois ans avant le suffrage féminin, une carrière d’écrivain est difficile à envisager pour une Suissesse (lire encadré).

Mariage raté

Elle étudie à l’école de commerce puis devient scripte sur le tournage de l’adaptation du roman de Ramuz «Rapt». Ravie de voir la troupe d’acteurs parisiens débarquer dans ses montagnes, elle s’éprend du jeune premier, Vital Geymond, l’épouse et part vivre à Paris. Impressionnée par le surréalisme qui vit son âge d’or dans la capitale, la jeune femme s’imprègne du mouvement qui donnera une couleur très originale à son œuvre pour une Romande.

En revanche, le mariage tourne au cauchemar: impuissant, le comédien la repousse. «J’avais honte d’être une mariée encore vierge et je ne pouvais en parler à personne. […] Un soir que mon mari jouait au théâtre, je ne pus résister à l’appel de plus en plus pressant d’un petit revolver.»

Succès et scandales

Finalement, elle rentre au bercail, affrontant les critiques et une longue maladie. En convalescence, elle écrit «Théoda», son premier roman. Le succès est immédiat et la révèle, en 1944, à 32 ans. «C’est un des plus beaux romans d’amour que je connaisse», s’enthousiasme Caroline Couteau, tenant entre ses mains l’ouvrage qu’elle a réédité en 2022.

«Carnet de rêve», issu du fonds S. Corinna Bille aux Archives littéraires suisses.

Dans les années 40, Bille crée avec ses amis la «chevalerie errante», société d’artistes hippies avant l’heure, qui se réunissent dans des châteaux délabrés pour parler art et organiser des marches non violentes. C’est là qu’elle rencontre un séduisant fils d’avocat, le poète Maurice Chappaz, avec qui elle formera un couple littéraire mythique (voir ci-dessous). Plus tard, la moitié de la troupe rafle les plus prestigieux prix de littérature. Le Goncourt de la nouvelle pour Bille, de la poésie pour Chappaz, et le Renaudot pour Georges Borgeaud.

Le couple d’écrivains accueille son premier enfant hors mariage, la jeune femme n’ayant pas encore pu divorcer de l’acteur parisien. «Le jugement porté sur eux était redoutable, déjà qu’ils étaient artistes, nomades, sans le sou», précise Sylviane Dupuis.

Goncourt et jalousie

Après une enfance de millionnaire, Corinna Bille connaît la précarité. «La vie devint difficile, humiliante même. Avec trois petits enfants, j’eus de moins en moins le temps d’écrire et ce manque me fut douloureux. Je continuai malgré tout, au péril de ma santé.»

En 1968, elle publie «La Fraise noire», un best-seller. Elle gagne le Prix Schiller pour l’ensemble de son œuvre et, en 1975, l’académie Goncourt couronne son recueil de nouvelles «La Demoiselle sauvage». «La Tribune de Genève» attend douze jours pour mentionner l’événement, de manière anecdotique, au bas d’une page. Tandis que Gallimard l’édite en France, la presse valaisanne qualifie l’ouvrage primé de «littérature pour cochons tristes».

Corinna Bille écrit jusqu’à son dernier souffle, sur son lit d’hôpital, où un cancer l’emporte à 68 ans. Elle laisse derrière elle plus de vingt-cinq titres traversant tous les genres: poèmes, nouvelles, romans, contes de Noël. «Le Monde» salue la «force d’envoûtement» de ses récits tandis que l’académie Goncourt déclare: «Qu’aimions-nous en elle? Qu’elle fut d’une terre et d’un sang, et qu’elle le fut avec naturel. C’était une Valaisanne sans régionalisme.»

Sur scène à Genève: «Théoda», au Théâtre les montreurs d’images, theatre@montreursdimages.ch, du 22 au 24 mars. Vendredi et samedi à 20 h, dimanche à 17 h.

Le Paradou: interdit à la visite et non classé

Le Paradou à Sierre, où grandit et rêva l’écrivaine.

Un «non» catégorique nous est opposé quand on demande à visiter le château. Le propriétaire, basé à l’étranger, ne reçoit pas les journalistes. Les enseignants valaisans, après avoir étudié une œuvre de Corinna Bille avec leurs élèves, n’obtiennent pas l’autorisation d’approcher le bâtiment pour l’observer de l’extérieur. Les enfants et petits-enfants de l’auteure reçoivent la même réponse. Alors même que la demeure ne renferme pas seulement les souvenirs d’enfance et l’univers baroque qui a inspiré son œuvre: il abrite également le vaste atelier en forme d’église de leur grand-père et arrière-grand-père Edmond Bille, peintre célèbre qui a fait construire la bâtisse et réalisé lui-même certains vitraux.

Patrimoine en danger

Le Service du patrimoine valaisan nous informe que le château n’est pas classé ni protégé. Si aucune partie n’a été atteinte à ce jour, sa mise en vente par la société Barnes le met en danger. Qu’en pense le Service du patrimoine? «Le Canton du Valais ne peut pas se positionner par rapport à la vente d’un objet qui n’est pas en sa propriété.»

Du côté des experts, la situation inquiète. «Les politiques ne soutiennent pas assez la protection de ces biens. En France, la valeur de ces bâtiments est devenue une évidence», estime Sylviane Dupuis, chargée de cours honoraire de littérature romande à l’Université de Genève. «On a dû se battre pour La Muette, la maison de Ramuz, et on a réussi à garder uniquement son bureau et un petit espace autour», aujourd’hui accessible aux visiteurs.

Frédéric Elsig, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève, abonde dans ce sens: «Il faudrait créer une fondation pour récolter des fonds et faire du Paradou un musée de peintre et d’écrivain.»

Célébrités au château

Ce temple des arts, qui a vu s’épanouir entre ses murs deux artistes majeurs, est aussi relié à la plus grande histoire. Pendant la Première Guerre mondiale, des pointures du monde intellectuel et artistique, amis du peintre, se réfugient au château. Le Nobel de littérature Romain Rolland, l’écrivain Pierre Jean Jouve, Ramuz ou le psychanalyste Charles Baudoin y séjournent. Dans ses souvenirs d’enfance, Corinna Bille cite encore Rainer Maria Rilke, ou «ce Giono âgé qui vint, furtif et incognito, pour écrire sur «Le Déserteur». Ils séjournent des semaines ou des mois, passent Noël au château avec leurs familles et les enfants jouent ensemble, se déguisent, montent des pièces de théâtre.

Dans ce contexte, Corinna Bille jouit d’une éducation très éclairée mais aussi très libre, dans un lieu où l’imagination et la créativité sont encouragées. Au château, elle grandit dans une bulle en décalage complet avec sa région. Jouve s’étonne d’ailleurs en découvrant le peuple valaisan de l’époque: «race triste, absorbée par le dur travail, sans intérêt pour l’art. Il n’y a pas à Sierre une seule personne musicienne; et dans tout le Valais, pas un écrivain.»

Le style de Corinna Bille et son talent sont indissociables du contexte de son enfance au Paradou. «Elle a une marginalité d’écriture, de vision, un imaginaire incroyable, baroque, fantastique, hors normes, fondé sur le rêve, les fantasmes nourris de peinture, de lectures, radicalement singulier», poursuit Sylviane Dupuis.

Emblème de la liberté

Comme dans les contes de Perrault, ils ont voitures, cochers, domestiques. Le père enfile des perruques pour incarner les personnages de leurs histoires. «Dans les images de Gustave Doré, raconte l’auteure, je retrouvais un peu du Paradou et je faisais des comparaisons, le grand fauteuil à oreilles, certains cadres de tableaux très chantournés, la fourchette de l’ogre était celle dont mon père se servait pour la planter dans l’oie de Noël…»

C’était l’état d’esprit des lieux, où Edmond Bille avait fait peindre au mur de son atelier une citation de Théophile Gautier: «Chaque artiste a une patrie idéale, souvent éloignée de son pays. Son talent s’y plaît comme dans une atmosphère propice et y revient à tire-d’aile dès qu’il est libre.»

Bille et Chappaz: un couple littéraire de légende

Corinna Bille, Maurice Chappaz and leur fils Blaise; déjeuner sur l’herbe au printemps 1945

«J’aime tant le sourire de Chappaz, ses yeux de Chinois […] Il me fit de longues théories sur la mendicité qui m’assommèrent, mais je les écouterais encore pour le sourire de la fin.» Corinna Bille rencontre Maurice Chappaz au château de Glérolles le 25 janvier 1942. «Je la vois encore, se souviendra le poète. Elle jouait avec des marionnettes, elle avait un port à la fois royal et spontané, laissant deviner tout de suite l’absolu qu’elle portait en elle.»

Le jeune fils d’avocat lui fera porter un billet par un enfant, pour lui proposer un rendez-vous dans la forêt de Finges, un jour de Pâques, au moment où les cloches sonneront. Une vie d’errance, de passion et d’échanges littéraires commence.

«Ils se sont beaucoup apporté l’un à l’autre», estime Caroline Couteau, directrice des Éditions Zoé, qui a publié leur correspondance de 700 lettres, en 2016. En Chappaz, qui remportera le Goncourt de la poésie en 1997, elle trouve un homme à son niveau sur le plan littéraire. Ce ne sera pas du luxe dans une région où même certains éditeurs et journalistes passent à côté de son talent, qualifiant son œuvre de «folklorique».

Écolos enragés

«Le meilleur compliment qu’elle ait eu dans les années 60, se souvient Chappaz, c’était «bon disciple de Ramuz», alors que ce n’était pas son maître». Elle aime Dostoïevsky, Faulkner ou les surréalistes. Elle ose la fiction, ce qui ne se fait pas à l’époque dans nos contrées. Elle va plus loin que Ramuz sur ce plan: «Ses histoires et son style sont plus fantastiques», précise Caroline Couteau.

Engagé dans la protection de la nature, le couple se bat pour préserver le bois de Finges. Chappaz lutte contre le nouveau capitalisme valaisan et se met à dos les promoteurs immobiliers. «Leur vie est objet de critiques, même si Chappaz est une voix de poète estimée par certains», précise Sylviane Dupuis. Lorsque son mari publie «Les maquereaux des cimes blanches», un pamphlet contre les promoteurs, en 1956, «Corinna Bille est entraînée dans un ouragan médiatique, on lui reproche une forme de pornographie ou d’érotisme dans son œuvre, de la part de gens qui ne l’ont pas lue ou qui n’ont rien compris», se souvient Pierre-François Mettan, spécialiste des auteurs et membre de l’association dédiée aux écrivains basée au Châble.

Nouvelles et ménage

En plus d’essuyer ces attaques, Corinna Bille gère le ménage et les enfants du couple quasi seule. «Pourtant, la créativité de l’auteure est permanente: tandis qu’elle fait la cuisine, la vaisselle, elle dépose des bribes d’écriture sur des bouts de papier, au milieu du bruit, en promenade avec les enfants, dans le train. Ça foisonne en elle tout le temps mais entre ses trois enfants et un mari absent et volage, elle manquait de temps pour écrire: c’est pour ça qu’elle s’est spécialisée dans les nouvelles», précise Caroline Couteau.

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